L’irrigation, source de tension sur la ressource en eau à horizon 2050

France Stratégie a réalisé une étude prospective destinée à jauger les prélèvements et la consommation d’eau de la Nation à horizon 2050. « Les résultats augurent de potentiels conflits d’usage dans certains bassins versants, notamment en période estivale », conclut le rapport, qui place l’agriculture comme futur premier préleveur d’eau.

Trois scénarios prospectifs d'usage, à savoir « tendanciel », dans le prolongement des années passées, « politiques publiques », simulant la mise en place de politiques publiques récentes telle que le Plan eau présenté en mars 2023, et efin « de rupture », se caractérisant par un usage sobre de l'eau. Deux projections climatiques « équiprobables » en fin de siècle, à savoir des changements futurs relativement peu marqués ou au contraire un fort réchauffement assorti de forts contrastes saisonniers en précipitations. Et enfin deux conditions météorologiques distinctes, à savoir un printemps-été sec et un printemps-été humide. Telles sont les balises sur lesquelles France Stratégie, institution autonome placée auprès du Premier ministre, s’est fondée pour évaluer l’évolution de la demande eau d’ici à 2050, comparativement à 2020, tous usages confondus (agriculture, industrie, tertiaire, résidentiel, canaux…)

Les principaux enseignements

Résultats ? Quel que soit le scénario, en 2050, l’agriculture sera le premier secteur préleveur en lieu et place de l’énergie avec un tiers des prélèvements. La diminution de la part de l’énergie et l’augmentation de la part de l’irrigation dans les prélèvements totaux ont pour corollaire un changement dans la répartition mensuelle de ces prélèvements. Ainsi, à l’horizon 2050, dans tous les scénarios étudiés, environ 55 % des prélèvements totaux annuels pourraient être réalisés entre les mois de mai et de septembre, contre 41 % en 2020. Le rôle des retenues de substitution pour réduire les prélèvements entre les mois de mai et de septembre apparaît modéré, de l’ordre de 2% dans le scénario « politiques publiques ».

Consommations totales annuelles en 2020 et en 2050 pour un printemps-été sec dans les trois scénarios d’usage en millions de m3 (Source : France Stratégie)
Consommations totales annuelles en 2020 et en 2050 pour un printemps-été sec dans les trois scénarios d’usage en millions de m3 (Source : France Stratégie)

Outre le climat, l’évolution des surfaces des différentes cultures et de leur équipement en irrigation ainsi que le développement des pratiques agroécologiques jouent un rôle crucial dans la demande en eau d’irrigation. Seul le scénario de rupture qui, à la différence des autres scénarios, prévoit une croissance contenue des surfaces équipées en irrigation (+12 % entre 2020 et 2050, contre +50 % dans les autres scénarios) et un développement de l’agroécologie sur la totalité des surfaces (contre 50% dans le scénario politiques publiques), se caractérise par une croissance limitée de la demande en eau d’irrigation, évaluée tout de même à +42% par rapport à 2020. « Ces résultats augurent de potentiels conflits d’usage dans certains bassins versants, notamment en période estivale », conclut France Stratégie qui dans une publication à venir, s’attachera à quantifier ces tensions entre la ressource potentiellement disponible et la demande d’eau.

Prélèvements pour l’irrigation des cultures dans les trois scénarios d’usage en fonction de la projection climatique (jaune / violet) et de la pluviométrie au printemps-été, en millions de m3 (Source : France Stratégie)
Prélèvements pour l’irrigation des cultures dans les trois scénarios d’usage en fonction de la projection climatique (jaune / violet) et de la pluviométrie au printemps-été, en millions de m3 (Source : France Stratégie)

Le scénario prospectif « tendanciel »

Dans ce scénario, les tendances observées entre 2010 et 2020 pour tous les usages étudiés se poursuivent entre 2020 et 2030, puis à un rythme moindre entre 2030 et 2050. Dans la configuration la plus défavorable (fort réchauffement, forts contrastes saisonniers en précipitations, printemps-été sec, l’augmentation de la demande en eau d’irrigation pourrait atteindre 161%.

Dans ce scénario, l’agriculture française conserve d’ici 2050 un solde exportateur positif, ce qui implique des rendements élevés. Afin d’accroître l’autonomie protéique des animaux d’élevage, les surfaces en soja croissent (multiplication par plus de deux entre 2020 et 2050) dans la continuité des tendances observées après le lancement du plan protéines végétales pour la France 2014-2020. Entre 2020 et 2050, les productions de pommes de terre (+ 81%) et de betteraves à sucre (+19 %) continuent d’augmenter dans le nord de la France pour répondre à la demande extérieure. Les surfaces de maïs grain poursuivent leur diminution (-11%). Les cheptels de bovins (-10%), ovins et caprins (-15%) et de porcs (-4%) poursuivent leur baisse tandis que celui de volailles augmente légèrement (+3%). Dans la continuité des évolutions récentes, les surfaces en agroécologie stagnent. Hormis les retenues actées ou en cours de construction, aucune retenue de substitution supplémentaire ne voit le jour. Les surfaces équipées en irrigation continuent de croître à un rythme élevé (+ 50% entre 2020 et 2050), particulièrement dans les bassins versants de l’Escaut (nord de la France) et de la Loire aval.

Le scénario prospectif « politiques publiques »

Dans ce scénario, les grandes politiques publiques annoncées récemment sont intégralement mises en œuvre, qu’elles aient un lien direct ou indirect avec la ressource en eau. Dans la configuration la plus défavorable (fort réchauffement, forts contrastes saisonniers en précipitations, printemps-été sec, l’augmentation de la demande en eau d’irrigation pourrait atteindre 107%.

Dans ce scénario, pour répondre aux objectifs de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), l’alimentation des Français se végétalise. Ainsi, l’ensemble du cheptel diminue. Corollairement, les surfaces destinées à la production de protéines végétales pour l’alimentation humaine croissent : elles sont multipliées par plus de cinq entre 2020 et 2050. De plus, grâce au renforcement du plan protéines végétales, l’autonomie protéique des élevages s’accroît. Aussi, les surfaces en soja et en protéagineux sont multipliées par plus de deux entre 2020 et 2050. Les pratiques agroécologiques, contribuant à accroître la rétention d’eau dans les sols, se développent sur 50% des surfaces agricoles grâce à des soutiens ciblés. Le développement d’outils de pilotage de l’irrigation (sondes tensiométriques, logiciels de suivi, etc.) est soutenu par les pouvoirs publics. Le soutien aux projets de retenues de substitution se traduit par une multiplication par quatorze, entre 2020 et 2050, du volume stocké à l’échelle nationale, portant le volume total de substitution à plus de 220 millions de mètres cubes en 2050. Ces retenues permettent de décaler une partie des prélèvements en hiver pour satisfaire la demande en irrigation de la période printanière et estivale. La réutilisation des eaux usées traitées de stations d’épuration pour l’irrigation se développe dans les bassins versants côtiers du sud de la France. Les surfaces équipées en irrigation continuent de croître à un rythme élevé (+50% entre 2020 et 2050).

Le scénario prospectif « de rupture »

Ce scénario se caractérise par une sobriété et une efficacité accrues pour tous les usages. Il s’inspire du scénario « Coopérations territoriales » construit par l’Ademe, qui met en avant un modèle de société reposant sur une moindre consommation. Dans la configuration la plus défavorable (fort réchauffement, forts contrastes saisonniers en précipitations, printemps-été sec, l’augmentation de la demande en eau d’irrigation pourrait atteindre 42%.

Dans ce scénario, les régimes alimentaires sont profondément modifiés avec une réduction de la consommation de viande de 50% par rapport à la consommation actuelle. Cela se traduit par une diminution substantielle entre 2020 et 2050 de l’ensemble du cheptel ainsi que par une réduction des surfaces dédiées à l’alimentation animale, notamment des prairies (-11% pour les prairies temporaires) et des cultures fourragères (-58%), et une augmentation des surfaces dédiées aux protéines végétales (multiplication par plus de cinq). La recherche de souveraineté alimentaire conduit au développement des surfaces en légumes frais (multiplication par plus de deux), en arboriculture (doublement) et en protéagineux pour l’alimentation animale (multiplication par plus de trois). Hormis les retenues actées ou en cours de construction, aucune retenue de substitution supplémentaire ne voit le jour. Les pratiques agroécologiques se développent sur la totalité des surfaces agricoles. De plus, des espèces et des variétés plus robustes à la sécheresse sont sélectionnées. Le développement des surfaces équipées en irrigation est contenu (+12 % entre 2020 et 2050).