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Pesticides au robinet (1/4) : 10,2 millions de Français boivent de l’eau non conforme
Le rapport de trois inspections générales dresse un constat sévère pour ne pas dire alarmiste de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine en France, appelant à agir d’urgence sur les conditions d’autorisation et d’usage des pesticides et sur les mesures de protection des aides d’alimentation de captages.
« La prégnance de pollutions diffuses de produits phytopharmaceutiques dans les ressources en eau rend nécessaire une action pour ramener les taux de métabolites détectés en-deçà des seuils réglementaires au niveau de la distribution d’eau destinée à la consommation humaine, dans une logique de principe de précaution pour la protection de population ». C’est sur ce constat que le gouvernement, en novembre 2023, avait missionné trois inspections générales, à savoir le CGAAER (*) pour l’Agriculture, l’IGEDD (**) pour la Transition écologique et l’IGAS (***) pour la Santé. Objectif de la mission : formuler des recommandations pour restaurer la qualité des eaux dégradées par des contaminations aux pesticides et à leurs métabolites.
Les trois inspections ont rendu leur rapport – 586 pages pour le tome 1 sous-titré « synthèse » – en juin dernier, mais il n’a été rendu public qu’à la mi-novembre. Le constat est grave pour ne pas dire alarmiste. « La préservation de la qualité des ressources en eau est en échec pour ce qui concerne les pesticides (…) La politique de protection des captages est à refonder (…) Les leviers « régaliens » sont insuffisamment utilisés pour réduire les usages des produits phytosanitaires (…) Sans mesures préventives ambitieuses et ciblées, la reconquête de la qualité des eaux est illusoire ».
Moins de captages, plus de captages prioritaires
La France compte environ 30.000 captages sur lesquels sont prélevés 18 millions de m3 par jour pour produire des Eaux destinées à la consommation humaine (EDCH). Deux tiers sont en eaux souterraines et un tiers en eaux superficielles. Selon l’OFB, sur la période 1980-2019, près de 12.500 captages d’eau potable ont été fermés, en raison de la dégradation de la qualité de la ressource, due, dans 41 % des cas, à des teneurs excessives en nitrates et pesticides. Si, initialement, la pollution de l’eau était principalement liée à des pollutions ponctuelles, les pollutions diffuses constituent désormais le principal motif de fermeture.
Autre signe d’inquiétude : l’augmentation du nombre de captages dit prioritaires, au nombre de 1374 inscrits dans les SDAGE 2022- 2027 des six bassins de l’Hexagone, soit une augmentation de 24 % par rapport aux SDAGE précédents. Depuis 2009 et le Grenelle de l’environnement, les captages dit prioritaires font l’objet de plans d’action visant à la restauration et à la préservation de la ressource. Selon une étude de l’INRAE citée dans le rapport, seulement une douzaine d’aires d’alimentation de captage (AAC) auraient été restaurées en 25 ans sous l’effet du changement des pratiques agricoles.
10,2 millions de Français boivent de l’eau non conforme
Les taux excessifs concernent les eaux brutes destinées à la consommation humaine mais également l’eau distribuée au robinet. Concernant cette dernière, la réglementation fixe les limites de concentration à 0,1 µg/l par pesticide ou métabolite pertinent et à 0,5 µg/l en cumul, et à 0,9 µg/l par métabolite non pertinent. Selon le dernier bilan en date établi par le ministère de la santé, relatif à l’année 2022, 10,2 millions de Français ont été alimentés au moins une fois par une eau non conforme aux exigences réglementaires vis-à-vis des pesticides et de leurs métabolites.
En 2022, 61 molécules étaient à l’origine des situations de dépassements récurrents des limites, les substances retrouvées le plus fréquemment à des concentrations élevées étant par ordre décroissant la chloridazone desphény (herbicide betterave interdit en 2020), le métolachlore (herbicide maïs et sorgho interdit en 2023), la chloridazone méthyl desphényl (herbicide betterave interdit en 2020), l’atrazine déséthyl déisopropyl et l'atrazine déséthyl. « Interdite depuis 2003, l’atrazine figure pourtant encore parmi les principaux contaminants, d’où l’absolue nécessité de mesures préventives urgentes pour éviter que ce type de phénomène se reproduise. Ce constat peut aussi être fait pour le chlorothalonil », lit-on dans le rapport.
Si dans un peu moins d’un tiers des départements, 30 exactement, plus de 98% de la population a été desservie par une eau respectant en permanence les limites de qualité pour les pesticides, dans 27 départements, cette proportion est inférieure à 80%. Les régions Hauts-de-France, Normandie, Grand-est ou encore Ile-de-France figurent parmi les plus critiques, non sans lien avec les cultures « intensives ».
Deux départements en particulier sont pointés du doigts, à savoir le Calvados et l’Aisne. Dans l’Aisne, fin 2023, 72 % des unités de distribution desservant environ 400.000 personnes étaient concernées par des concentrations supérieures à 0,1 µg/l pour la chloridazone desphényl et il en est de même pour 78 % des unités desservant 467.000 habitants pour le chlorothalonil R471811.
Le cas des eaux brutes
S’agissant des eaux brutes, dont la réglementation fixe les limites de concentration à 2 µg/l par pesticide ou métabolite pertinent et 5 µg/l pour le cumul, le rapport pointe la chloridazone desphényl dans des zones de culture de la betterave, la situation la plus critique se trouvant dans l’Aisne qui concentre de nombreux captages où la concentration moyenne dans les eaux brutes dépasse 2 µg/l, avec une pointe à 23,28 µg/l. « Ces teneurs supérieures à 2 µg/l signifient que des ressources ne devraient plus être utilisées pour produire des eaux destinées à la consommation humaine et devraient être abandonnées », rappelle la mission. Pour le chlorothalonil R471811, 32 départements présentent des concentrations comprises entre 0,9 et 2 µg/l. Ils sont situés majoritairement dans les régions Hauts-de-France et Normandie. Les concentrations dépassant 3 µg/l sont localisés à 35 % dans le Calvados et 31 % dans l’Aisne.
Les limites et les coûts des mesures curatives
Face aux pics de contamination, susceptibles d’entraîner des restrictions de consommation de l’eau du robinet, les Personnes responsables de la production et de la distribution d’eau (PRPDE) peuvent solliciter des dérogations, « au prix d’une lourde charge administrative ». D’où les 10,2 millions de Français buvant de l’eau non conforme.... Mais la directive européenne (UE) n°2020/2184, traduite en droit français en 2022, en a sensiblement réduit le champ, en les limitant à deux (au lieu de trois dans le cadre de la directive précédente), pour une durée maximale de trois ans, renouvelable une fois. Selon la directive européenne, ces dérogations ne doivent pas « constituer un danger potentiel pour la santé humaine » et il ne doit pas « exister d’autre moyen raisonnable de maintenir la distribution des eaux destinées à la consommation humaine dans le secteur concerné ».
Ce cadre plus restrictif a pour effet de multiplier le recours à des solutions curatives et coûteuses. « Dans le contexte de l’ampleur des contaminations des eaux brutes par les métabolites de pesticides et du dérèglement climatique, le changement de ressource est désormais plus difficile à mettre en œuvre. De même, la dilution de ressources différentes ne peut plus être considérée comme une réponse systématique aux situations de non-conformité. Les concentrations en métabolites sont telles qu’il faudrait diluer dans un rapport de 1 à 20, voire 30, pour respecter les limites réglementaires », indique le rapport.
L’autre solution consiste à recourir à des traitements, par adsorption sur charbon actif ou par rétention physique par filtration membranaire. A quel prix ? La mission a constaté que « les différentes autorités publiques ne disposaient pas d’éléments de référence à jour sur les coûts de traitement. Certaines agences de l’eau ont une connaissance partielle de ces coûts, mais pas les Agances régionales de santé ». Le surcoût du traitement au charbon actif est estimé entre 0,2€/m3 et 0,3€/m3 et celui de la nanofiltration entre 0,5€/m3 et 1,2€/m3 en fonction des volumes en jeu.
Conformément au Plan eau, dévoilé en mars 2023, la Stratégie Ecophyto 2030 instaure la notion d’aires d’alimentation de captage « sensibles et prioritaires ». Celles-ci doivent définies par un arrêté publié avant fin 2024. Dans les zones en question, en cas de dépassement des exigences de qualité fixées pour les EDCH par un pesticide toujours utilisé, les Préfets pourront décréter des mesures de gestion « contraignantes », qui restent à définir et qui seront financièrement assorties de mesures type MAEC et PSE.
La surveillance perfectible
Selon le rapport, l’ajout de nouvelles molécules aux listes de surveillance et le perfectionnement des techniques d’analyse contribue à augmenter la fréquence de non-conformité. Qu’en sera-t-il quand les composés perfluorés, les PFAS, qualifiés de « polluant éternels », rejoindront la liste des molécules sous surveillance ? La mission ne s’est pas penchée « en détail » sur le sujet. L’agriculture est indirectement concernée via les boues d’épuration et directement via les pesticides. Un rapport de l’IGEDD publié en 2023 indiquait que « le sujet des pesticides potentiellement concernés est très mal documenté, ce qui justifierait la mise en place d’une enquête auprès des fabricants pour déterminer les pesticides concernés, les quantités vendues en France, sur quelles cultures et dans quelles régions ». Indépendamment des PFAS, le rapport des trois inspections estime perfectible la surveillance des EDCH, pointant les retards d’accréditation des laboratoires pour les nouvelles molécules, l’absence de liste socle nationale de molécules à surveiller ou encore des phénomènes de variabilité des mesures.
Les préconisations de la mission
Pour (tenter de) restaurer la qualité des eaux, la mission identifie « des mesures préventives ambitieuses, à mettre en place d’urgence », à commencer par la réduction des usages. « Le retrait de substances du marché et les restrictions d’usage des produits sont un levier efficace », lit-on dans le rapport qui évoque sans plus de fard une fiscalité sur l’utilisation des produits phytos « pas suffisante pour réduire les usages » ou encore le levier du contrôle des utilisations, à « mieux mobiliser ». Dans un autre registre, le rapport préconise un renforcement de la la prévention et de la protection des aires d’alimentation de captage, en mobilisant des stratégies d’acquisitions foncières de la part des collectivités assorties de pratiques agricoles idoines sinon de clauses environnementales (telles les obligations environnementales réelles) et en renforçant les actions d’animation et de conseil auprès des agriculteurs. Un dernier (gros) volet concerne les dispositifs incitatifs des politiques publiques, à commencer par la première d’entre elles, c’est-à-dire la Pac et sa déclinaison nationale qu’est le PSN, au côté des programmes des Agence de l’eau. Et de citer la conversion à l’agriculture biologique, les cultures à bas niveau d’intrant (BNI), les paiements pour services environnementaux (PSE), les infrastructures agroécologiques (IAE) pour limiter les transferts, le tout avec « un financement lié à des objectifs de résultats ». « Si les effets sanitaires de la présence des pesticides et des métabolites dans les EDCH sur la santé humaine demeurent mal quantifiés, il est évident que leur absence est un gage de protection des consommateurs. L’objectif de reconquête de la qualité des eaux est donc, plus que jamais, à l’ordre du jour. Cela impose de réduire au maximum la concentration dans les eaux brutes des molécules qui restent autorisées ».
(*) Conseil général de l’agriculture de l’alimentation et des espaces ruraux
(**) Inspection générale de l’environnement et du développement durable
(***) Inspection générale des affaires sociales